Connaissez-vous l’histoire de ce vieux piano qui trône dans l’entrée du musée? Non? Approchez alors et ouvrez grand les oreilles...
On prête à cet instrument un pouvoir étrange. Paraît-il que poser ses doigts sur le clavier serait une grave erreur. Bien qu’on y vienne jouer sur ses notes pour y trouver du repos et chasser les inquiétudes, on y raconte que cet illustre piano envoûte les gens. De fait, pour toujours et à jamais, après avoir joué sur ses touches, il faut y revenir régulièrement, étant incapable de se libérer de son emprise. Mythe ou vérité? À vous d’en juger après la lecture de son histoire. Ce vieux piano voit le jour à Boston vers les 1870, quelques années après l’ouverture de filatures de coton en Nouvelle-Angleterre. À la même époque, toutes les terres arables au Québec sont occupées et surpeuplées, si bien que bon nombre de colons émigrent en Nouvelle-Angleterre (aux Etats-Unis) pour travailler dans ces filatures, assurant leur survivance. Un de ceux-ci, François-Xavier Champagne, remarié à Aglaé Dauphin en 2e noces, et père d’une dizaine d’enfants, constate que son petit lopin de terre, à St-Gabriel de Brandon, ne suffit plus à toute cette marmaille. Attirés par les histoires des nouveaux fortunés américains et par la publicité des medias au Québec ou tout simplement fuyant la misère, François-Xavier et Aglaé Dauphin « pactent leurs petits » et s’exilent temporairement au Woonsocket, Rhode Island. Pendant l’hiver, François-Xavier et les plus vieilles de ses filles, travaillent dans les filatures de coton. Plus question de crever de faim! Mais les nouveaux exilés s’ennuient terriblement; François-Xavier a une idée : pourquoi ne pas acheter un piano usagé qui servirait de divertissement à ses filles? Aussi dit, aussitôt fait. Le piano trouve sa place d’honneur dans le salon et se révèle un instrument indispensable de rassemblement. L’été, avec les plus jeunes, François-Xavier et Aglaé retournent faire les foins à St-Gabriel de Brandon, laissant leurs aînées et le piano à Woonsocket. Sans inquiétude, puisqu’ils y reviendront les récoltes terminées. La vie continue, bon gré mal gré. Aglaé donne naissance à Joseph Alcide en 1895 à Central Falls, Rhode Island et, deux ans plus tard, à François. Le temps passe... une, deux, trois de leurs filles se marient à des Américains francophones bien établis dans la région. Vers les 1900, peut-être par peur de perdre toutes leurs filles aux Américains et aussi influencés par la nouvelle vague de colonisation «des belles terres des pays d’en-haut» et de l’Ontario où l’on vante la beauté du paysage et la facilité de devenir propriétaire d’une belle grande terre fertile, François-Xavier et Aglaé tournent leur yeux sur les étendues de terre au nord-ouest du Lac Nipissing. En 1907, François-Xavier et ses deux gars, Joseph et François y arrivent et constatent qu’ils n’auront jamais assez de temps et de matériaux pour construire un hébergement quelconque pour la famille avant les grands froids. Les souvenirs de Joseph révèlent que leur premier hiver est passé dans une bergerie appartenant à un monsieur Vincent, tandis que le reste de la famille attend patiemment la consigne d’aller les joindre. Ils arriveront à destination l’année suivante, le piano restant bien à l’abri, aux États-Unis. Pourquoi ce piano aurait-il un pouvoir étrange puisqu’en déménageant, son propriétaire aurait tôt fait de l’oublier! On ignore combien de temps le piano est relégué aux oubliettes mais chose certaine, son pouvoir de séduction reste bien vivant dans l’esprit des gens qui semblent l’avoir abandonné. Et voici qu’un beau jour d’hiver, ce piano enchanteur débute un voyage extraordinaire. Quelque part dans une gare du Rhode Island aux États-Unis, on l’installe précieusement sur le train en direction de la gare de Verner, en Ontario, Canada. Arrivé à destination, des hommes bien musclés s’en emparent et l’installent tout doucement (le piano pèse au-delà de 1000 livres) sur une « sleigh » tirée par deux robustes chevaux. Notre cher piano entame la dernière étape de son voyage, qui s’étalera sur plusieurs heures : la très précieuse lourde charge serpente l’étroite route enneigée et s’arrête sur les bords de la baie nord-ouest du Lac Nipissing (où est situé Lavigne aujourd’hui); puisque la baie semble gelée dure, on la traverse, arrivant enfin à destination, quatre milles l’autre côté de la baie, à la maison d’Alexis et d’Évelina Arbour. Ouvrons une parenthèse pour expliquer qu’Évelina, une des filles de François-Xavier et d’Aglaé, revenue au Canada quelque temps après eux et mariée à Alexis Arbour, demeure tout près dans le même rang que ses parents. Aux États-Unis, elle avait développé une affinité pour ce piano, s’était payé des leçons de musique et jouait régulièrement des pièces classiques. Ensorcellée en quelque sorte par ce piano, le temps était venu de le repatrier dans sa nouvelle demeure. Cette fois, notre illustre piano trouve sa place d’honneur dans le salon d’Évélina et occcasionne des rassemblements de toutes sortes : la parenté, les voisins, les chantres à l’église, etc. Évélina devient mère de trois enfants : l’aînée Béatrice, Lilliane et le cadet, Joseph. Aux trois, elle leur lègue son amour de la musique en leur enseignant les rudiments; les trois deviendront de bons musiciens. Deux d’entre eux, Joseph et Lilliane dévoueront une quarantaine d’années à chanter aux messes de la paroisse « La Visitation » à Lavigne. Les années passent. Dans les années 70, Joseph, célibataire et prenant de l’âge, décide de vendre la terre paternelle. Mais que faire de ce piano silencieux qui accumule de la poussière dans le salon? Il consulte ses deux sœurs ainées : oui, définitivement, ce piano doit rester dans la famille! Ils sont d’accord de l’offrir gratuitement à leur cousine, Raymonde Champagne-Gaudette, la filleule de Béatrice et de Joseph et la fille de leur oncle, Joseph Champagne, frère d’Évélina. Raymonde accepte d’emblée. Pourrait-elle refuser pareille offre? Adolescente, elle allait quelquefois, exercer ses morceaux de musique sur ce ravissant piano mais jamais aurait-elle crû en devenir l’héritière un jour! Encore une fois, ce mémorable piano trouve sa place d’honneur dans le salon de Raymonde à Warren, à Sudbury et enfin à Sturgeon Falls. C’est à son tour de le dorloter tout près de quarante ans. Malheureusement, avant son dernier déménagement en 1999, le piano entreposé subit des dommages importants. Installé dans sa nouvelle demeure, il épate les gens beaucoup plus par sa stature que par sa mélodie. Le temps est venu de s’en défaire... mais Raymonde en est incapable, bien qu’elle refuse des offres d’achat. Ce piano l’aurait ensorcelé à son tour? Et comment sortir de cet envoûtement? Ou plutôt, comment partager cet enchantement magique? Une idée germe dans son esprit... Dans l’entrée du musée de Sturgeon Falls, notre vieux piano, tout doucement, continuera d’envouter les gens et de charmer les visiteurs. On lui souhaite longue vie! Raymonde Gaudette |
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